Voici un film qu'on ne présente plus : "Portrait de la jeune fille en feu", réalisé en 2019 par Céline Sciamma. Et pourtant la Conseillère Conjugale et Familiale que je suis ne l'avais pas (encore) vu. Peut-être que son succès avait retardé le moment de le voir; mon niveau d'attentes étant devenu élevé.
J'ai profité de l'absence de mes enfants, pour le regarder. Les premières minutes, j'ai cru le regarder de loin, tout en vaquant à quelques occupations quotidiennes (il est facile de se détourner de soi-même).
Et puis j'ai été happée par le scenario, envoûtée par la mise en scène et le jeu des actrices.
Fin 18e siècle, sur une ile bretonne, Héloise est sortie du couvent pour être mariée à un aristocrate milanais. Son portrait doit être réalisé et envoyé à son fiancé, comme gage d'acceptation de leurs futures épousailles. Mais Héloise refuse de poser, refusant par là-même le destin qui lui est assigné en tant que femme de son rang et de son époque : se marier et faire des enfants.
La jeune femme artiste peintre, Marianne, en charge de réaliser son portrait, va découvrir Héloise, et d'une certaine manière "l'apprivoiser" pour qu'elle consente à poser. Tandis que la peintre et la modèle vont se rencontrer, la question de la liberté va éclore et s'exprimer à travers différents items :
La liberté de (ne pas) se marier,
La liberté d'aimer,
La liberté de créer,
La liberté de gérer sa fécondité.
La liberté de (ne pas) se marier
En se dérobant à la pose, Héloise exprime, avec son corps de femme, un refus beaucoup plus profond que le simple refus de se faire peindre. Héloise ne veut pas être mariée à un homme qu'elle ne connait pas, qu'elle n'a jamais vu et dont elle ne sait rien. Elle veut lire, écouter de la musique, jouir d'un espace personnel...
Ce refus d'exposer son corps à la pose fait écho au refus d'offrir son corps au mariage, avec les obligations qui en découlent, en particulier à cette époque : rapports sexuels et procréation.
Cette mise en abime m'a plongée dans des notions de droit civil, qui établit une corrélation entre la liberté de se marier, et la liberté de ne pas se marier.
Effectivement pour consentir à se marier, et donc dire -oui- il faut aussi pouvoir dire -non -.
De la culture patriarcale dont nous sommes issus, le mariage demeure structuré autour de la communauté de vie et de la solidarité financière entre époux. S'y soustraire constitue un manquement aux obligations entre époux.
La Conseillère Conjugale et Familiale que je suis devenue a ainsi progressivement mieux pris conscience des différents registres inhérents à une union conjugale:
- le lien affectif et sexuel,
- les enjeux matériels,
- le projet de couple dans le temps,
- les éventuels enfants de chacun, et/ou du couple.
Ici et maintenant, en 2024, alors que les femmes peuvent étudier, travailler, gérer leur argent, transmettre leur nom et leur patrimoine (quand elles en ont un), pour quelle(s) raison(s) les femmes voudraient-elles encore se marier ?
Peut-être parce qu'au-delà des ambivalences présentes chez tout à chacun, entre appartenance et liberté personnelle, le mariage demeure une institution dotée d'une forte charge symbolique.
En sous-titres, consentir à se marier peut vouloir dire:
"Je consens à renoncer à un peu de ma liberté personnelle pour être (libre) avec toi."
"Je consens à me marier parce que ce lien que nous partageons est unique."
" Je consens à t'épouser parce que je crois que notre relation de couple peut grandir et se développer, au-delà du désir d'être ensemble."
L'engagement est un risque, tout comme l'amour en comporte un : celui de voir l'objet de son amour se dérober. Et pour aimer, il faut être libre.
La liberté d'aimer
Héloise et Marianne vont s'aimer. C'est ainsi. Elles ne l'ont pas prévu, pas anticipé et pourtant cela arrive : un amour évident, boulversant, qui va révéler à chacune d'elle-même une part intime de son être.
Marianne va entrer en relation avec Héloise, par son regard, son écoute, sa parole, sa présence.
Héloise va évoluer dans sa position et finira par consentir à poser pour Marianne, à la lumière du jour.
La modèle, en apparence passive, se donne à voir à l'artiste peintre, qui la représente.
Dans cette relation, qui observe qui ? La modèle et/ou l'artiste ? Qui est objet, qui est sujet ?
La lumière, l'étoffe de la robe, la pose... le cadre de travail est construit, pensé, élaboré.
Et ce cadre permet la circulation d'un regard d'amour entre ces deux femmes, qui détectent mutuellement ce que chacune fait quand elle éprouve une vive émotion, de l'agacement ou de la gêne.
Si le regard de l'autre nous révèle, sa caresse le permet aussi, et sa parole quelque fois. Toute la subtilité de la relation est là.
La liberté de créer
Marianne peint. Elle a appris avec son père. Elle signe même certains tableaux sous le nom de son père, afin de les exposer dans les salons professionnels, alors interdits aux créations féminines.
La peinture est son métier, son talent, ce qui l'anime et ce qu'elle sait faire.
Elle peint souvent des femmes, parfois des nues.
En principe elle ne peut pas représenter des hommes nus, car elle n'a pas accès aux cours d'anatomie réservés aux hommes. Parfois elle le fait en cachette; cela est "toléré", tant que ça ne remet pas en cause la règle. Cette tolérance peut se vivre dans la discrétion.
Héloise demande à Marianne si elle veut se marier. Et la réponse est a priori négative.
Marianne va prendre la succession de son père.
Ainsi se destine-t-elle à peindre et à créer (plutôt qu'à procréer).
Succession et transmission, à travers la création artistique.
La liberté de gérer sa fécondité
"Je n'ai pas eu mes mois" dit Sophie, à Marianne. Ce n'est pas la première fois.
Sophie travaille dans la maison où vivent Héloise et sa mère. Elle est domestique.
Quand Marianne lui demande si elle veut un enfant, Sophie répond "non".
Sophie cherche un moyen de mettre un terme à cette grossesse. Du père (ou géniteur) de cette grossesse, nous ne saurons rien.
Héloise et Marianne aideront Sophie à avorter, avec les moyens de l'épôque.
Après l'avortement, les trois femmes mettent en abime cette scène à travers une production picturale : "nous allons peindre" dit Héloise.
Sophie est allongée sur un matelas posé au sol, les jambes écartées et fléchies, face à la lueur du feu de cheminée. Héloise est agenouillée et regarde entre ses jambes, par là où la grossesse est arrivée, et par là où elle s'est arrêtée.
Marianne peint, scellant pour la postérité ce moment initiatique de la vie des femmes, en tous cas de ces trois femmes-là.
Pour tenter de conclure ...
Dans cette oeuvre, pour moi, la création artistique est l'instrument du passage, entre plusieurs moments, plusieurs femmes, plusieurs réalités.
Etre libre, quand on est une femme, a toujours un prix : éprouver une certaine solitude parfois, susciter des mouvements ambivalents chez autrui, de l'incompréhension voire de la désapprobation.
A une époque pas si lointaine, les femmes considérées comme des sorcières étaient brûlées vives, sous nos tropiques, dans l'espace public.
Qui étaient-elles ? Des guérisseuses, des avorteuses, des accoucheuses, des veuves ... des femmes dotées d'un certain savoir empirique, connectées à la nature, et plus libres que d'autres.
Si les bûchers sont éteints ici et maintenant, qu'en est-il de notre propre rapport à la liberté ?
Sommes-nous prêts à vivre notre liberté ?
Et à accepter celle de l'autre ?
Quel est le prix que nous accordons à cette faculté d'auto-détermination ?
La relation n'est- elle pas le lieu même d'une co-construction, de notre liberté avec celle de l'autre? Au risque de l'autre ...
Muriel Derouet, Conseillère Conjugale et Familiale, Thérapeute
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